Le spectre

 

Les gardes du sultan ont des cavales blanches

Caparaçonnées d’or et d’argent, leurs manteaux,

Larges péplum brillants qu’ils serrent à leurs hanches,

Voltigent derrière eux comme de bleus drapeaux.

 

Et le sabre froissant l’étrier qui frémit,

Bat les flancs du cheval impétueux, le casque,

Dans le soleil brûlant étincelle et bleuit,

Et leur troupe s’enfuit au loin, charge fantasque.

 

Nuage blanc et bleu dans un nuage gris,

Les passants effrayés se jettent contre terre,

Mendiants traînant partout des haillons pour habits,

Qui, tel un chien fangeux, roule dans la poussière.

 

Esclave fatigué, s’attardant en chemin,

Bourgeois riches et vains, guerriers noirs et superbes,

Tous ministre, vizir, femme, enfant, crève faim,

Tous ainsi que le vent courbe à son gré les robes.

 

Courbent sur le pavé leurs fronts, de peur de voir

Dans le nuage blanc ainsi que deux étoiles

À travers le mur sombre et vigilant des voiles,

De la sultane blonde étinceler l’œil noir.

 

Elle ne craignant pas la vue d’un indiscret,

D’un geste noble et lent découvre son visage,

Et curieuse, promène son regard secret,

De la foule muette au ciel bleu sans nuage.

 

Mais quelqu’un de la terre a relevé la tête

Et son œil cherche l’œil inquiet de la sultane,

Il regarde éperdu d’amour, l’âme en fête,

La chair aux voluptueux frissons de courtisane.

 

Cet œil où le désir et l’amour sont mêlés,

Dans un éclat perdu d’infini et de rêve,

Et leurs yeux se sont vus et leurs sens sont frappés

D’un frisson de stupeur qui dans l’amour s’achève.

 

Le sabre d’un soldat s’abat sur le coupable,

Lui, garde dans la mort sa suprême énergie

Dans le regard d’amour qu’il paie de sa vie,

Et son sang généreux se répand sur le sable.

 

Depuis du malheureux l’âme toujours inquiète,

Revient chaque printemps errer sur son cercueil.

Le voyageur fuyant qui retourne la tête,

Voit un spectre à genoux pleurer sur un linceul.

 

4 Janvier 1905

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Échos d’Orient (2)